Généalogie et...

Ecrits - Poèmes

"Songe généalogique" par Jean-Pierre d'AIGREMONT

A Laure de LA CHAPELLE, ma cousine, en souvenir de nos ancêtres et de nos échanges passionnés et toujours très courtois.....

La nuit, depuis longtemps, a gagné ma demeure,
Sous la lampe allumée, j'oublie le temps et l'heure.
Alors que les humains s'adonnent au repos
J'étudie les archives dont j'ai le dépôt,
Je trie mes parchemins, je relis mes grimoires.
Mes aïeux disparus, j'invoque vos mémoires.
Seul dans le silence de ma grande maison
Je me sens près de vous à l'abri des saisons.
Mes anciens endormis, j’étudie vos usages,
J'interroge vos vies, je scrute vos visages,
Dans les actes poudreux, dans les papiers jaunis.
Je me cherche en vos traits, sur les tableaux vernis.
Au milieu de la nuit, dans la grande quiétude,
J'écoute vos leçons, je viens à  votre étude,
Toucher le mystère, du Vrai, du Bon, du Beau,
Quand je frôle du doigt le secret du tombeau !
J'invoque votre esprit et votre âme immortelle !
C'est bien par notre nom que je vous interpelle !

Et voici que soudain, tel se lève le vent,
Le souffle du passé, dont je fus un fervent,
Secoue les parchemins, fait frémir les tentures,
Balaie les grimoires, écaille les peintures
Fait craquer le vernis de dessus vos portraits
Pendant que doucement s'animent tous vos traits.
Sous mes yeux ébahis je vous vois prendre formes,
Respirer à  nouveau dessous vos uniformes,
Vous extirper vivants d'un dossier poussiéreux
Comme au grand jugement les cadavres terreux,
Surgir des grimoires mes nobles demoiselles
En soufflant les cendres de vos jolies ombrelles !
Tous, spectres dociles, fantômes indulgents,
Vous quittez vos cadres de vieil or et d'argent !
Sortant du grand sommeil, étirant vos carrures,
Brossant vos beaux habits, secouant vos parures,
Vous occupez, fantomatique garnison,
Aux douze coups de minuit toute ma maison.

Je reconnais mon père et sa haute stature
Son sourire, ses beaux yeux bleus et sa droiture.
Juste derrière lui, celui que j'aperçois,
Lissant ses bacchantes, c'est grand-père François !
Le suivant de très près, voici son propre père,
Henri le juste et droit, taciturne et sévère.
Ils traversent tous deux fièrement mes salons
Dans leurs uniformes ornés de grands galons.
Voici le "balafré" mon cher grand-oncle Jules
Aussi fort qu'un taureau, bâti comme un Hercule,
Mort tout jeune encore, mauvais coup du destin,
Un tour de force lui déchirant l'intestin !
C'est au tour maintenant, de son père Hippolyte,
Le fringant Lieutenant et cavalier d'élite,
Caracolant debout dans les deux étriers
Sur son bel étalon, sur son fier destrier !
Il entraîne avec lui, pour rendre témoignage
Tirés du fond des temps, tous ceux de mon lignage !

Ceux-là  sont de plus loin, mais je les reconnais,
L'adversité leur fit porter son lourd harnais .
Les pauvres hobereaux ruinés par les partages,
Cramponnés à leurs champs leurs précieux héritages,
Ecuyers sans le sou, cadets impécunieux,
Nobliaux tout simples et très cérémonieux,
Seigneurs sans possessions mariés aux villageoises,
Gentilshommes vivant avec de vraies bourgeoises,
Dans leurs meubles et leurs principes d'acajou,
Mais du passé glorieux portant altiers le joug.
Ils giboyaient aux chiens courant dans les garennes,
Mais au fond de leur âme elles restaient pérennes,
Les vieilles traditions, les antiques valeurs,
De foi, de charité, de courage et d'honneur.
La pauvreté qui tue, qui abat et qui blesse,
N'avait pu entamer l'atavique noblesse.
Dans le deuil, le malheur et le grand désarroi,
Ils restèrent guerriers pour la France et son Roi.

Voici qu'apparaissent toutes les âmes pieuses,
Prêtres, aumôniers, nonnes et religieuses.
Ceux qui cherchèrent Dieu comme la Vérité ,
Vrais exemples de foi, trésors de charité
Brûlant d'un feu divin, d'un zèle apostolique,
Consacrant leurs vies à  l’église Catholique,
A Marie Notre Dame et au Christ Rédempteur.
Ils font la procession devant moi, spectateur :
Les chapelains replets, les hardis missionnaires
Les abbé renfrognés, les curés débonnaires.
Et parmi eux Louis, le prêtre insermenté,
Mort martyr en exil, par la faim tourmenté.
Je reconnais Noël, Curé de La Pernelle,
Jacques le Prémontré que la loi criminelle
Des révolutionnaires - oh ! quel triste destin -
Près de son Abbaye fit mourir clandestin !
Ils me chantent en choeur les paroles bibliques
Et me montrent la voie des beautés angéliques !

Les suivant de très près, et c'est de bon aloi,
Voici tous les juristes et les hommes de loi,
Qui servirent les Rois en très bons fonctionnaires,
Les échevins pompeux, les baillis débonnaires
Les vieux mambours rassis, les prévôts suffisants,
Les conseillers du roi, aux pouvoirs imposants,
Les bourgmestres joufflus aux mines théâtrales,
Avec leurs mains gantées et leurs clefs magistrales.
Les avocats, les juges, les tabellions,
Appliquant sans faiblir les lois du talion.
Voici les procureurs, lieutenants de police,
Les magistrats tranchants, les chefs de la milice,
Les intendants bourrus aux airs impératifs,
Les sénéchaux, les chambellans décoratifs.
Ils sont tous là, ces officiers de la couronne,
Formant autour de moi un clan qui m'environne.
Et je me sens soudain, incertain, maladroit,
Devant tous ces hérauts des lois et du bon droit !

Je suis près de crier, je ne peux plus me taire,
Quand voici les soldats et la gent militaire.
Avec eux tout de suite c'est une autre chanson
Ils trinquent avec moi et m'offrent une boisson !
Ils me content en riant, leurs exploits, leurs victoires,
Et comment ils conquirent de vastes territoires !
Et je bois en soldat, avec ces cavaliers,
Avec ces fantassins et ces preux chevaliers,
Croisés un peu par jeu, par amour des foucades,
Et par amour de Dieu et puis des estocades !
Je bois avec Guillaume un féroce ligueur
Qui combattit les hérésies avec rigueur !
J'entends Pierre et Arnaud, chevaliers de Navarre,
Me narrer le combat, me conter la bagarre,
Qui les vit s'opposer à Bertrand du Guesclin !
Ils m'apprennent l'ardeur, le refus du déclin,
La grandeur du combat, la beauté des victoires,
Que les revers aussi, sont parfois méritoires !

Et voici les marins, amants des océans,
Ils mettent pied à terre et débarquent céans !
Jean, corsaire du roi, parti aux Amériques,
Pour courser les Anglais et puis les Ibériques.
Sur son "Loyal François" il gagna le Pérou,
Les mers inexplorées, où l'on sait peu ou prou,
Qu'il sombra corps et biens aux fosses abyssales !
Les grands coups de tabac, les vagues colossales,
Les combats acharnés étaient leurs tristes lots !
Tous unis sur la mer, officiers, matelots
 Tel Louis de La Barre, mort en pleine jeunesse,
Lieutenant de vingt ans, coulé, quelle tristesse,
Par les Anglais, sur le "Héros", son fier vaisseau,
Au combat que Conflans, livra aux Cardinaux.
Baptiste son neveu sombra tout aussi vite !
Prosper-Philippe lui, disparut à Cavite,
Sous La Pérouse infortuné navigateur.
Voilà  mes précepteurs, mes hérauts, mes tuteurs !

Et je vois se ruer tous ceux du fond des âges
Caracolant, fougueux, avec leurs équipages.
Ceux qui burent la vie à traits voluptueux
Dans la coupe des sens, des plaisirs fastueux,
Amoureux de la vie, du jeu et des batailles,
Aimant la volupté, la guerre et les ripailles,
Les héros, les hâbleurs, les vaillants, les frondeurs,
Les grands casseurs de crânes et pourfendeurs de coeurs !
Ils sont là , rutilants, dans leurs belles armures,
Et leur immense armée produit de longs murmures !
Les voilà  chamarrés, retenant leurs coursiers,
Casqués de fer, bardés comme des cuirassiers !
Ils chargent hardiment sans faire de manières,
Etendards déployés, élevant leurs bannières,
Sous le choc des épées, frappant leurs boucliers !
Au coeur de la mêlée, très haut pour se rallier,
Les uns crient : "Dieu le veut !" Les autres : "Notre Dame !"
Ou bien "Vive le Roy !" au signal du Vidame !

Ils forment maintenant d'immenses bataillons
Surgissant du passé comme des tourbillons.
Légions sorties des siècles, innombrable cortège,
Galopant devant moi, comme en un sortilège.
Fermant le ban, les grands anciens, le fondateur,
Beuves le glorieux Duc et Maugis l'enchanteur,
Qui bravèrent tous deux l'Empereur Charlemagne
Et dont la renommée atteignit l'Allemagne.
Maugis et ses cousins, les quatre fils Aymon,
Avec leur cheval-fée, aux charmes de démon,
Franchissant les vallées en des sauts fantastiques !
Maugis le magicien aux pouvoirs hypnotiques
Avec Vivian son frère, défiant son suzerain,
Du château d'Aigremont, sur le plateau lorrain !
Chassant le Sarrasin, qui en France se goberge,
Avec sa belle épée, l'infrangible Froberge,
Forgée par Oriande, la fée au grand pouvoir !
Ils sont tous là , ils me sourient, je peux les voir !

Mais d'où sortent soudain, toutes ces voix étranges ?
On dirait des arm es, des légions, des phalanges ?
Une sourde clameur, un ample grondement
Qui sort de tous les murs de mon appartement.
Je distingue dans l'ombre des formes toutes noires,
Des millions d'inconnus, sortis de ma mémoire.
Tendant en vain vers moi leurs longs bras décharnés.
Fixant sur moi, hagards, leurs yeux creux et cernés.
Ces spectres qui sont-ils ? Et qui sont ces fantômes ?
Je ne les connais pas mais à certains symptômes
Je devine, je comprends, qu'ils sont mes ascendants,
La foule des méconnus, des obscurs, des perdants,
L'armada des petits, les absents de l'Histoire,
Humbles et oublié, gommés des écritoires !
Je suis saisi soudain pour eux de compassion,
Et de curiosité ; quid de leur succession ?
Je voudrais les connaître et savoir ce qu'ils furent ,
Sans eux je ne suis pas ! C'est en moi qu'ils perdurent !

Ancêtres inconnus, soyez tous mes mentors !
C'est un million de choeurs, mille voix de stentors,
Qui répondent d'un coup à ma folle demande !
Une foule infinie, qui crie et qui quémande,
Qui veut se présenter ; des milliers d'entités,
Voulant me décliner leurs vraies identités !
Un peuple tout entier sur moi se précipite
Je suis terrorisé, j'ai le coeur qui palpite !
Je voudrais bien noter toutes ces filiations,
Mais je suis submergé par ces populations,
Cette foule insensée qui m'étreint, me bouscule,
Me pousse dans un puits, où enfin je bascule !
C'est le gouffre du temps, un trou noir et profond,
J'y chute très longtemps et j'en touche le fond...
Je me réveille enfin, en tombant de ma chaise,
Les mânes ont disparu, ont filé à l'anglaise...
Mes enfants, au salon, me rendent la raison !
Le jour, depuis longtemps, inonde ma maison...